La guerre de Böll

Böll Heinrich. Lettres de guerre : 1939-1945. L'Iconoclaste 2018.

Heinrich Böll est une figure de la littérature allemande du XXe s. Sa critique de la politique de la République fédérale lui donne la stature de conscience de l'Allemagne de l’après-guerre, au même titre que Günter Grass, lui aussi récipiendaire d’un Prix Nobel de littérature.
Cette correspondance échangée surtout avec Annemarie, qui deviendra son épouse en 1942, illustre l’emprise du nazisme sur la pensée et offre une perspective sur la vie d’un soldat, peu zélé, du Troisième Reich.
Le travail éditorial de L’iconoclaste, par sa mise en évidence de quelques extraits et son usage de notes sobres et éclairantes, renforce l’intérêt de ce livre.

Est-ce le manque d’engagement dans la cause nazie ou le catholicisme affiché de Böll qui lui permettent d’échapper longuement au feu de l’action ? Son parcours ne correspond pas à la représentation que je me fais des soldats allemands de la Seconde Guerre mondiale. Le jeune Heinrich subit sa mobilisation : «Nous n’avons pas eu de «jeunesse», elle a vraiment été dévorée entièrement par cette guerre criminelle, cette folie !» (p. 341)
Böll lettres guerre
Stationné sur la côte de la Manche, il observe les escarmouches entre l’aviation britannique et la défense allemande. La vie en caserne et son rythme immuable lui pèsent particulièrement. Ses intérêts philosophiques, sa stricte morale catholique sont peu conciliables avec cette existence. Sa correspondance ne fait que peu allusion à ses camarades; il évoque plus facilement l’attrait de l’ivresse facilité par un taux de change favorable.
Böll est plus à l’aise dans les tâches qui lui permettent d’entrer en contact avec la population occupée : approvisionnement ou tâches administratives en Kommandantur. Cependant l’intérêt qu’il porte aux Françaises et Français est teinté d'une condescendance en contradiction avec les valeurs dont il se réclame.

[...] Le fatalisme, cette indolence indéracinable des Français, est vraiment quelque chose d’irritant. La ferme est tellement sale qu’on tient à peine avec toutes ces mouches dans notre piaule, et cela en plein mois d'octobre! Les étables n’ont sans doute pas été nettoyées depuis trois ans. On repousse la saleté d’un simple coup de balai vers l’extérieur, où elle se mêle progressivement à celle de la cour. Les étables sont véritablement délabrées et manquent souvent de s'écrouler, alors que le paysan semble aisé et a plusieurs fils très costauds. C’est pourtant un pays formidable avec beaucoup de possibilités; les petits enfants, en blouse crasseuse, jouent dans la cour, refusent tout simplement d’obéir sans être punis pour autant, et réussissent, avec des mines très coquines, le tour de force de ramener un sourire sur le visage grondeur et épuisé de la mère.

À l'Ouest, le 12 octobre 1943 [Yzengremer]
p. 269

Il les examine sous l’angle racial, trouvant beaux ceux qui correspondent aux critères germaniques. Il est aussi très sensible à tous les aspects se rapportant à l’hygiène et au bien-être : en le lisant, on a l’impression d’un peuple en guenilles par pure indolence.
Heinrich Böll manque, dans cette période de sa vie, de recul et peine à se décentrer. Sa langue soignée laisse pourtant supposer qu'il n'est pas dans l'urgence, même s'il précise parfois qu'il est bref pour s'assurer que son courrier parte avec la dernière levée ou qu'il a dû grappiller ce temps dans une journée plus occupée.
Il aspire à l'action ; à cette attente, il préférerait contribuer à la défense de l'Allemagne dont il est persuadé qu'elle est traitée injustement. Il n'est alors qu'indirectement confronté à la guerre. Il craint davantage pour sa famille à Cologne que pour lui-même. Cette menace n’est pas exagérée puisque sa mère mourra dans un des bombardements répétés de la cité rhénane.
En automne 1943, la situation a changé dramatiquement et la Wehrmacht doit concentrer ses troupes sur le front Est. La propagande laisse croire que l'effort bien qu'intense sera bref.
Böll quitte donc la côte Atlantique en octobre 1943 pour l'Ukraine. Il prend alors conscience de ce qu'est la réalité de la guerre. Blessé à plusieurs reprises, il n'est confronté que brièvement à la violence des combats acharnés. La rhétorique du parti galvanise les troupes contre un ennemi opiniâtre, décrié comme sanguinaire.

[...] Cela fait aujourd'hui quinze jours que je suis arrivé, tard le soir, dans ce champ de tournesols, fatigué et malheureux après un vol tumultueux au-dessus de la mer Noire, un voyage misérable en train et une marche qui nous a ensuite menés jusqu'ici. Ça me paraît incroyable d’être là depuis si longtemps déjà, il s’est passé tant de choses autour de moi et en moi-même. Tout ce qui restait en moi de superficiel, je l’ai définitivement enterré.

À l'Est, le 26 novembre 1943
p, 296

Il prend conscience du privilège qu'il a eu d'être stationné sur le front Ouest et souhaite y retourner le plus rapidement possible. Dans ses courriers à sa femme, il argue de valeurs partagées avec les Britanniques. Le besoin d'hommes pour contenir la percée soviétique empêche ses voeux de se réaliser. Cette situation lui est d'autant plus insupportable que le suivi de la correspondance avec Annemarie est interrompu.
Dès lors Böll prend des risques pour se soustraite à un enfer dont il n'a que partiellement conscience. Ainsi, il ne mentionne jamais les violences de masse exercées sur les populations civiles, juives ou tziganes notamment.
Le silence de cet observateur attentif, pourtant très distant du système, est troublant. Bien qu'il se montre conscient de son manque d'expériences de vie, on pourrait lui reprocher sa candeur. Son long stationnement dans des zones peu exposées peut expliquer cette adhésion silencieuse à la doctrine et révèle la force de persuasion des idéologues.
Alors que le faisceau de sources de Kershaw met en évidence la violence nazie, le ressenti de Böll incite à se poser la question qui a inspiré Pierre Bayard : Aurais-je été résistant ou bourreau ?

Le commentaire de Jean-Luc Tiesset sur «en attendant Nadeau»
Erbengemeinschaft Heinrich Böll
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