Gauche – droite : un affrontement dépassé ?

Simone, R. (2010). Le monstre doux: l'occident vire-t-il à droite ? Paris: Gallimard

Sur les cartes, mais aussi dans les têtes, il y avait “droite” et “gauche” et, entre les deux, une ligne de démarcation infranchissable. Depuis 1989-1990, on ne cesse de se répéter que le monde est devenu insaisissable.

Zeh, J. Trojanow, I (2010)
Atteinte à la liberté: les dérives de l'obsession sécuritaire
Arles: Actes Sud.

Les valeurs soutenues par les politiciens de gauche sont-elles dépassées dans le contexte économique occidental ? Les aspirations au progrès du genre humain sont-elles incongrues dans le confort matériel qui dicte la norme des personnes aisées, mais aussi de celles qui se débattent dans les difficultés quotidiennes ?
Raffele Simone analyse les raisons qui mènent au déclin de la gauche et à la dissolution de son programme en Europe occidentale. Cette évolution résulte de la stratégie mise en place par les partis, mais aussi de l’évolution économique et de ses conséquences sur les valeurs de la société. La faillite de la gauche n’est peut-être due qu’à la perte de repères d’une société qui s’appuie toujours plus sur les valeurs futiles du paraître.
Certes les promesses de progrès contenues dans les idéologies communistes et socialistes ne se sont pas réalisées dans les états qui les ont expérimentées : Union soviétique, Chine, Corée du Nord… des régimes qui ont altéré les espérances des militants. Un certain nombre de valeurs de la gauche fondent cependant les sociétés européennes : ce sont notamment la sécurité sociale, déclinée en de multiples variantes nationales, l’éducation obligatoire et les droits civils. L’aspiration à l’égalité ou la justice sociale restent des chimères. Et le public n’associe pas liberté et bonheur aux valeurs de gauche.
Devant cette difficulté à mobiliser les électeurs, la gauche a, selon Simone, édulcoré ses aspirations et a défendu des positions qui ont miné sa crédibilité : le politiquement correct, la sauvegarde absolue des garanties constitutionnelles « qui tend à protéger bien plus les droits de l’accusé que ceux de la victime. » Les forces de droite ont alors beau jeu d’utiliser l’insécurité ressentie dans leur propagande. L’auteur s’interroge également sur le soutien par la gauche de la cause palestinienne, d’autant que « les valeurs typiques de l’islamisme […] sont à l’opposé exact de celles que la gauche devrait, par nature, soutenir : la liberté de penser et d’expression, l’éducation critique, la laïcité, la parité entre les sexes, les droits politiques et civils, la séparation des pouvoirs, le développement économique. »
Ces erreurs stratégiques s’ajouteraient à la mauvaise analyse des conséquences de l’effondrement de l’URSS et à « l’avènement du capitalisme mondialisé et consumériste. » Alors que les idéaux de la gauche (bien-être, solidarité, éducation, liberté) conservent tout leur sens, les partis socialistes hésitent entre une approche limitée en visant la défense de catégories particulières de la population (droits des minorités, des immigrés, des femmes, des gays,…) et des projets utopistes comme l’intervention humanitaire globalisée pour éradiquer la pauvreté de la Terre.
Simultanément à cet enlisement de la gauche, la droite s’est profondément transformée. Elle a renforcé son hégémonie en se teintant de populisme et en diffusant un discours ambigu. Tout en déclarant défendre les libertés individuelles, elle n’a pas craint d’édicter des lois liberticides prétextant lutter contre le terrorisme. Cette ère du soupçon généralisé tend à limiter l’exercice de la démocratie.

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La globalisation renforce le capitalisme financier, un monde abstrait, qui repose sur l’expansion illimitée de la consommation. Les zones d’influence économique se distinguent de moins en moins, réduisant le pouvoir politique. Dans ce contexte Simone voit comme but de la nouvelle droite le marché et la consommation, elle ne s’intéresse à la population que dans la mesure où elle peut consommer et cherche à diriger les comportements du public et les désirs de la clientèle.
Une autre grande mutation de la société est liée à la toute-puissance de l’image et à l’abolition des frontières entre réalité et fiction, entre ce qui appartient à l’espace public et à l’intimité. Sous l’influence de la téléréalité, l’individu tend à se mettre en scène et à vouloir éprouver des sensations de plus en plus intenses. Cette évolution des relations au monde et à autrui privilégie les attitudes individualistes, voire narcissiques. Simone situe la ligne de fracture entre l’Occident et les sociétés traditionalistes à cette limite entre ce qui se montre et ce qui se cache. Mais cet esprit du temps globalisé, ce Zeitgeist, influence toutes les cultures. « Dans les pays du globe les plus divers, se libérer d’un mode de vie arriéré et de l’oppression ne signifie pas atteindre des formes primaires et durables de bien-être (hygiène, santé, instruction, nutrition, paix, etc.) mais arriver le plus tôt possible à la consommation individuelle dans l’opulence […] Cette propension n’est même pas freinée par un état de pauvreté relative. Pour se moderniser de cette façon, il ne faut pas forcément être riche, il suffit d’avoir un minimum de disponibilité d’argent et de liberté personnelle. »
Ce consumérisme exacerbé focalise l’attention sur le présent. Cette tendance s’oppose à la projection vers un futur idéalisé des gauches historiques. C’est dans cette capacité à nous engluer dans un bien-être de pacotilles que Simone voit le danger de la société actuelle. Bien que ne croyant pas au Grand Soir, l’auteur semble regretter une gauche porteuse des valeurs du vivre ensemble. Les postulats de la droite nouvelle se calquent sur l’égocentrisme développé par la société de consommation et contribuent à nier le rôle de l’État et corrompre la démocratie.
Cet essai éclaire l’évolution des équilibres politiques en Europe, le glissement de l’électorat vers de nouvelles formations et le succès des partis populistes. En considérant les conséquences de la globalisation de l’économie et des médias, cette recomposition du paysage politique, n’est pas surprenante. L’absence d’opposition crédible à cette dissolution de la démocratie est par contre inquiétante dans la mesure où elle favorise un choc de civilisations.

En Occident l’idée que presque tout peut être vu, que presque tout peut se-faire-voir, que la plus stricte intimité peut être offerte à la vue s’est fortement enracinée. Des scènes et des visions que l’on considérait auparavant comme trop privées ou qu’il fallait soustraire au regard parce qu’elles étaient capables de susciter la honte chez celui qui était vu et l’horreur chez celui qui voyait (la mort, le sexe, la maladie, la violence, la souffrance, la torture, la destruction, etc.) sont désormais observées avec indifférence et considérées comme banales. […] Les enfants d’aujourd’hui connaissent à peine la honte, qui est souvent confondue avec la crainte d’être dominé, de perdre la face lors de compétitions de courage ou de n’avoir aucune valeur.


Commentaire de Gérard Delaloye dans L'Hebdo