Les somnambules

Clark Christopher (2013). Les somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre. Flammarion. Au fil de l’histoire.

En affirmant que l'Allemagne et ses alliés étaient moralement responsables du déclenchement de la guerre, l'article 231 du Traité de Versailles a eu pour conséquence de mettre la question de la culpabilité au cœur du débat sur les origines de la guerre. Rechercher le coupable ce jeu là n'a jamais perdu de son attrait. (p. 549)

Somnambules, sleepwalkers. Difficile de concevoir que ceux qui avancent dans les brumes du sommeil soient pleinement conscients de leurs actes et que la responsabilité de leurs actes puisse leur être attribuée. En décortiquant les événements des quelques années d'avant-guerre, Clark constate que les acteurs politiques, diplomatiques et militaires « étaient des somnambules qui regardent sans voir, hantés par leurs songes mais aveugles à la réalité des horreurs qu'ils étaient sur le point de faire naître dans le monde. » Cette analyse laisse entendre que c'est essentiellement à la personnalité des protagonistes que l'on doit le déclenchement de la guerre. L'assassinat de François-Ferdinand et de son épouse à Sarajevo a été le prétexte d'une crise majeure du XXe siècle naissant, mais cette période a connu d’autres situations extrêmement critiques sans que la violence en soit l’issue. 
Au lieu d'un ouvrage synthétique expliquant les causes de la Grande Guerre, l'auteur présente les multiples acteurs sous divers éclairages et fait apparaître d'importantes divergences dans chacun des camps et parfois les propres contradictions des protagonistes. La structure même du pouvoir, les prérogatives des différents acteurs autorise ces jeux d'influence. Le rôle des ministres en Russie diffère par exemple de celui de leurs homologues français; les engagements qui se prennent à cet échelon sont donc traités autrement à Saint-Pétersbourg et à Paris. Les ambitions personnelles ne sont pas anodines : les attributions présidentielles de Poincaré ne coïncident pas à celles des autres chefs de l'État sous la IIIe République. 
La politique intérieure joue un rôle important, ne serait-ce que parce que la défense d'intérêts nationaux peut influencer le résultat des élections. La perception réciproque des différentes nations étaient particulièrement sensible durant cette période. Clark relève que « comme [les principaux décideurs français] considèrent leurs propres initiatives comme purement défensives, ne prêtant d'intentions agressives qu'à leurs adversaires, [ils] ne prennent jamais au sérieux la possibilité que les mesures mises en œuvre par eux-mêmes puissent réduire le nombre d'options dont Berlin dispose ». Cette dynamique fait rapidement basculer un système d'alliances, liant toutes les parties, conçu pour éviter qu'une nation ne prenne l'ascendant vers un système opposant deux blocs. Par ailleurs, la fragilité des ententes favorise les démonstrations excessives de loyauté et les malentendus. 
Le flux des informations est également confus. Les liens familiaux qui unissent les empereurs britannique, allemand et russe, sans compter leur personnalité complexe rendent peu clairs les échanges entre ces puissants. Cependant les monarques sont surtout tributaires du personnel politique et leur rôle apparaît finalement secondaire. L'utilisation que les ministères font de la presse contribue à l'incompréhension. Plusieurs titres publient des informations inspirées dont la provenance est peu claire (il peut s'agir de “communiqués de presse” du gouvernement ou d'une nation étrangère) qui interfèrent avec les commentaires journalistiques. Les publications sont analysées avec soin dans les ambassades, mais en l’absence de sources bien identifiées, les erreurs d'interprétation sont fréquentes. La manipulation de l'opinion publique par les médias est donc une réalité; elle auto-alimente les oppositions entre nations.
Clark ouvre son livre sur l'histoire de la Serbie, royaume établi dans l'Empire ottoman faiblissant. Comme les autres peuples des Balkans, en particulier les Bulgares et les Albanais, les Serbes aspirent à regrouper leur population dans une Grande Serbie. L'occupation par l'Autriche-Hongrie de la Bosnie-Herzégovine où vit une importante communauté serbe accroît l'agitation dans un état instable. À la faveur des guerres balkaniques, la Serbie s'étend, notamment en reprenant le mythique Kosovo. Cette extension renforce les visées des organisations para-étatiques sur la Bosnie. La “politique colonialiste” menée dans les territoires nouvellement conquis est cependant vue avec scepticisme tant par les puissances que dans les régions convoitées. L’effervescence dans la région s’accroît. Le rôle de la Serbie dans l'assassinat de François-Ferdinand et de Sophie est trouble; la réaction officielle à la nouvelle de l'héritier de la Double-Monarchie manque de diplomatie. Les ingrédients d'une crise majeure sont réunis. 
L’Archiduc est peu populaire en Autriche-Hongrie. Il entretient des relations tendues avec François-Joseph, mais il se prépare à ses nouvelles fonctions en envisageant des réformes favorables aux nombreuses minorités de l’empire. « si l'attentat de Sarajevo a poussé les faucons à la guerre, il a également fait disparaître le meilleur espoir de paix. Si François-Ferdinand avait survécu, il aurait poursuivi ses mises en garde contre les risques d'une aventure militaire, comme il l'avait fait si souvent auparavant. »

Comme le note un diplomate américain en poste à Bruxelles dans son journal le 2 août, « personne ne semble plus se souvenir qu'il y a quelques jours encore, la Serbie jouait un rôle majeur dans cette affaire. Elle semble avoir disparu de la scène. » (p. 543)

Les observateurs s’accordent sur les importants progrès économiques de la Russie après sa défaite contre l’armée japonaise. « [Cette] perception de la montée en puissance militaire de la Russie est un élément qui accroît les tensions dans les années de l'immédiat avant-guerre : la Grande-Bretagne craint que la Russie conduise une politique indépendante, la France ne veut pas déplaire à cet allié et l'encourage à mener une politique offensive dans les Balkans, l'Allemagne se sent directement menacée sur sa frontière orientale. » Cette dernière aspire à développer sa flotte militaire, mais c'est surtout son développement économique au cœur de l'Europe qui inquiète : « De tous côtés se dessine un miracle économique allemand : entre 1895 et 1913, la production industrielle a augmenté de 150 % […] ». Clark insiste : les intentions hégémoniques qui sont attribuées à l'Allemagne, notamment par la France et la Grande-Bretagne, ne résistent pas aux faits. Il n'en demeure pas moins que Guillaume II est un empereur, qui par ses propos provocateurs favorise la germanophobie. Les actes ne suivent pas le propos et l’Allemagne s’abstient de toute démonstration de force militaire. Elle ne revendique pas de territoires coloniaux malgré la pression de son opinion politique. Il est significatif qu'alors que l'Europe fourbit ses armes en juillet 1914, « [le Chancelier allemand] Bethmann incite le Kaiser à quitter Berlin pour sa croisière annuelle sur la Baltique, […] en partie pour éviter toute initiative intempestive et également s'assurer de la marge de manœuvre et de la tranquillité d'esprit dont il a besoin pour gérer la crise. De même, les plus hauts responsables militaires sont encouragés à prendre leurs congés ou à les poursuivre. »
Selon l’auteur, « bien que le système International qui émerge à partir de 1907 soit en grande partie défavorable à l'Allemagne, nous ne devons pas conclure que cela résulte de choix délibérés. La France est le seul pays où l'on puisse parler d'une politique qui se donne comme objectif prioritaire de contenir l'Allemagne. Il est beaucoup plus logique d'analyser cette série d'accords comme étant la conséquence en Europe de transitions historiques majeures à l'échelle de la planète […] »

En novembre 1909, Sir Charles Hardinge décrit l'Allemagne comme « la seule puissance européenne qui fasse preuve d'agressivité ». De telles affirmations, répétées de façon incantatoire à chaque opportunité - dépêches, lettres, minutes de réunions ministérielles -, finissent par créer une sorte de réalité virtuelle, un principe d'explication du monde. (p. 171)

Le développement de cette germanophobie, ne reste pas sans conséquences en Allemagne où « toute une série de lobbies se créent dans le but de canaliser le sentiment populaire et de faire pression sur le gouvernement. Il en résulte une transformation de la substance et du style de la critique politique, qui devient plus démagogique, plus diffuse et extrême dans ses objectifs, de sorte que le gouvernement se trouve souvent contraint de devoir répondre à l'accusation de ne pas avoir été suffisamment ferme dans la poursuite des objectifs nationaux. » Comme les intérêts des Britanniques, des Français et des Russes divergent, en particulier dans les Balkans et la zone d’influence ottomane, la Triple-Entente est fragile. Un apaisement dans les relations anglo-allemandes semble même se dessiner et, selon Clark, « les périodes de détente si caractéristiques des dernières années d'avant-guerre ont une conséquence paradoxale : en faisant reculer l'éventualité d'une guerre continentale, elles encouragent les décideurs à sous-évaluer les risques de leurs interventions. »
Couverture Les somnambules
Les événements de Sarajevo sont présentés de telle manière à Saint-Pétersbourg qu’ils justifient le bellicisme à l’encontre de l’Autriche-Hongrie. Les intérêts du moment font que ni Paris, ni Londres n’ont l’intention de contredire la version des faits qui présente Belgrade comme la principale victime de l’assassinat de l’Archiduc. Dans ces conditions, les Autrichiens prennent un risque en soumettant un ultimatum à la Serbie. « Il est de plus très difficile d'imaginer comment ils pourraient mettre en place une solution moins drastique étant donné le contexte […] sans compter l'absence de toute institution d'arbitrage internationale susceptible de résoudre ce genre de situation. Au cœur de la réaction autrichienne -plus encore que chez tous les autres acteurs de 1914- il y a une sorte de saut de la foi, intuitif, arbitraire, “un acte de décision brute” fondé sur la conscience partagée de ce qu'incarne l'Empire austro-hongrois et de ce qu'il doit être pour rester une grande puissance. »
Les événements se précipitent, les faucons sont persuadés que le moment est opportun pour retirer le maximum d’avantages de la confrontation… mais l’Allemagne n’est pas prête à ouvrir les hostilités. « La mobilisation générale russe, la première de toutes, est l'une des décisions les plus lourdes de conséquences de la crise de juillet. Elle survient à un moment où le gouvernement allemand n'a même pas encore décrété l'état de guerre imminente, l'équivalent de la période préparatoire à la guerre en vigueur en Russie depuis le 26 juillet. L’Autriche-Hongrie, pour sa part, est toujours engagée dans une mobilisation partielle contre la Serbie. »
Au terme du livre, il est clair que l’article 231 du Traité de Versailles, « Les Gouvernements alliés et associés déclarent et l'Allemagne reconnaît que l'Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a été imposée par l'agression de l'Allemagne et de ses alliés. » est un raccourci saisissant des événements. Chercher à prouver la culpabilité d’un seul État est, selon l’auteur, ambigu : « Le problème d'une telle approche n'est pas tant le risque de se tromper de coupable, mais le fait que ce type d'études est pétri de présupposés. Elles présument que dans toute interaction conflictuelle, l'un des protagonistes a raison et l'autre a tort ; les Serbes avaient-ils tort de vouloir unifier leur nation ? Les Autrichiens avaient-ils tort de défendre l'indépendance de l’Albanie ? Une de ces deux entreprises était-elle moralement plus condamnable que l'autre ? Ces questions n'ont pas de sens. Un défaut supplémentaire de ces récits accusatoires, c'est qu'ils rétrécissent le champ de vision en se focalisant sur le tempérament politique et les initiatives d'un État plutôt que sur les processus multilatéraux d'interaction. » Lorsque Clark fait des parallèles avec des événements contemporains, il incite à garder une vision large. Certes, le multilatéralisme, notamment sous l’égide de l’ONU, donne de nouveaux leviers pour apaiser les tensions, mais la question de la souveraineté nationale reste un obstacle majeur à la résolution des conflits. Les loyautés réciproques, les sphères d’influence, les intérêts particuliers, les échéances électorales,… jouent un rôle en géopolitique. À mon avis, les circonstances du déclenchement des hostilités en 1914 ne sont donc pas particulières au XXe s. naissant. La crise en Ukraine, l’évolution de la situation en Syrie créent une instabilité qui peut dégénérer au gré d’intérêts stratégiques ou de circonstances personnelles. Le travail de Clark, par son descriptif minutieux des interactions, permet de prendre conscience de cette complexité. Il encourage à être vigilant : les acteurs de 1914 étaient peur-être des somnambules, soyons conscients de notre rôle de citoyens.

Sur le site de l’éditeur
Editorial de Gabor Steingart sur la crise ukrainienne…
…et
sa relecture par Joëlle Kuntz