Un héros resté larve

LITTELL Jonhatan. Les Bienveillantes. 2006. Paris : Gallimard, collection Folio.

Lassé de n’être que chenille, dans l’attente de devenir papillon, le narrateur met les choses au point sur son passé, essentiellement sur ses années de guerre, sur le front de l’Est. Ce parcours de combattant qui l’a mené dans le Caucase, puis à Stalingrad, avant son repli sur Berlin ne l’a pas laissé indemne, tant physiquement que psychologiquement.

Dans son roman, Littell évoque les questionnements, les doutes, les justifications équivoques devant les violences de l’homme. Maximilian Aue malgré sa progression dans la hiérarchie SS est
sorti de la guerre un homme vide, ses rêves de jeunesse brisé et lentement consumé par ses angoisses.
Le sens de ce carnage reste incompréhensible.
Les victimes, dans la vaste majorité des cas, n’ont pas plus été torturées ou tuées parce qu’elles étaient bonnes que leurs bourreaux ne les ont tourmentées parce qu’ils étaient méchants.
Le narrateur fait ses premières expériences en Ukraine. Proche du front, il est chargé des
Aktion pour rendre les localités Judenrein. Dans cette phase des combats, la rivalité est importante entre les SS et la Wehrmacht pour massacrer la population juive, avec méthode certes, dans le respect des procédures, mais de manière ”artisanale”. Aue observe trois tempéraments parmi [ses] collègues. Il y avait d’abord ceux qui, même s’ils cherchaient à le cacher, tuaient avec volupté ; […] c’étaient des criminels qui s’étaient découverts grâce à la guerre. Il y avait ceux que cela dégoûtait et qui tuaient par devoir, en surmontant leur répugnance par amour de l’ordre. Enfin, il y avait ceux qui considéraient les Juifs comme des bêtes et les tuaient comme un boucher, besogne joyeuse ou ardue, selon les humeurs ou la disposition. Le narrateur, par sa fonction, supervise ces tueries et ne se range pas lui-même dans une de ces catégories, mais leur répétition suscite chez lui un besoin d’absolu et une curiosité sur le genre humain.
Couverture des Bienveillantes
Plus tard, dans le Caucase, ses sentiments face à l’ennemi se font autre : les Allemands se rangent au côté des Musulmans et le Juif prend un statut différent. Les deux populations étant des descendants de migrants venant des mêmes terres, les arguments rationnels pour les distinguer font défaut.
Même en mettant une certaine distance avec les événements, Aue se trouve éprouvé. Sa recherche d’absolu est brisée par la répétition d’actes abjects et le renvoie à ses imperfections : son homosexualité fait de lui une victime potentielle du régime.
Son manque d’enthousiasme à participer au renouvellement de la race, le désigne comme élément à muter à Stalingrad. Une situation qui permet à l’auteur de disserter sur les analogies et les différences entre le communisme et le nazisme. Elle crée aussi une rupture. Le Sturmbannführer se voit honorer pour sa blessure qui le livre à ses démons : qui est son père, un héros ou un criminel de la Grande Guerre ? et cette sœur pour laquelle il éprouve des sentiments incestueux ? La vie de Aue bascule, comme l’offensive des forces allemandes.
Maximilian Aue se retrouve à Berlin où, désormais, il n’est plus commis à l’élimination des Juifs, mais à leur utilisation comme force de travail dans l’industrie du Reich. Ce nouveau rôle permet de souligner l’ambiguïté des programmes d’extermination et les contradictions idéologiques qui ont participé à la ruine du rêve d’un Empire de 1000 ans. Certes, les tentatives de Aue et de ses commanditaires pour faire échapper les déportés à la mort ne relèvent pas de la philanthropie, mais d’un pur et froid calcul économique.
Eprouvé dans son équilibre et dans sa santé, Aue est sujet à des délires qui permettent à Littell de décrire longuement les fantasmes sexuels du narrateur. Les excès sont d’ailleurs une caractéristique de ce livre : récurrence des scènes de violence, dérive de Aue qui finit par rendre son personnage peu crédible… sans négliger la longueur de l’œuvre, plus de 1300 pages dans un style empâté qui correspond par ailleurs bien à l’atmosphère de l’époque. L’élément le plus captivant de ce roman est l’évolution du narrateur, dont les valeurs finissent broyées par une idéologie qui exacerbe ses faiblesses.

Présentation du roman sur le site de Gallimard