Liberté de conscience et de religion dans une société sécularisée

Maclure, J. et Taylor Ch. (2010). Laïcité et liberté de conscience. Paris: La Découverte.

Au Québec, un débat nourri a permis de définir les limites de la neutralité de l’État et de la libre expression des individus. Une commission gouvernementale de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, sous la présidence de Gérard Bouchard et de Charles Taylor, a fait un état des lieux de la situation et formulé diverses propositions pour favoriser le vivre-ensemble dans cette province. Cette discussion est actuelle dans nombreuses démocraties occidentales. En Suisse aussi, le processus de mondialisation et d’individualisation amène des populations de cultures diverses à partager l’espace public.
L’histoire et les formes de la démocratie propres à chaque État jouent un rôle important dans la définition du vivre-ensemble. L’État est porteur de valeurs et définit la marge de liberté des individus : ce qui est valable en France, ne saurait être transposé tel quel en Suisse et les caractéristiques cantonales pourraient même influencer le débat à une échelle plus locale.
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À mon sens la Suisse est clairement une société libérale-pluraliste dans laquelle « l’exigence de neutralité s’adresse aux institutions et non aux individus » par opposition au modèle républicain où « les individus doivent s’imposer un devoir de réserve et de neutralité en s’abstenant de manifester leur foi, soit lorsqu’ils fréquentent les institutions publiques, soit, pour les plus radicaux, lorsqu’ils entrent dans la sphère publique. » Dans les démocraties occidentales, l’État joue un rôle actif pour promouvoir ses valeurs fondamentales quitte à limiter les libertés individuelles : « L’État favorisera ainsi le développement de l’autonomie critique des élèves à l’école. En encourageant le développement de l’autonomie et en exposant les élèves à une pluralité de visons du monde et de modes de vie, l’État démocratique et libéral rend la tâche plus difficile aux parents qui cherchent à transmettre un univers particulier de croyances à leurs enfants. »
En analysant de nombreuses situations concrètes, Maclure et Taylor identifient les tensions qui existent entre les valeurs constitutives de l’État et les libertés individuelles consenties par cet État. « L’appui sur les valeurs publiques communes vise à assurer l’égalité morale des citoyens en faisant en sorte qu’ils puissent tous, potentiellement, épouser les grandes orientations de l’État à partir de leur conception du monde et du bien. »

Au même titre que la liberté de religion n’inclut pas le droit de ne pas être exposé à des signes religieux, le prix à payer pour vivre dans une société qui protège l’exercice des libertés de conscience et d’expression est d’accepter d’être exposé à des croyances et à des pratiques que nous jugeons fausses, ridicules ou blessantes.

Même si la Constitution fédérale débute par « Au nom de Dieu Tout-Puissant! », la liberté de conscience et de croyance est garantie : « Toute personne a le droit de choisir librement sa religion ainsi que de se forger ses convictions philosophiques et de les professer individuellement ou en communauté. » (Art.15 al. 2) Ce que Maclure et Taylor désignent par une « laïcité ouverte » empêche l’État de favoriser une religion ou une conviction philosophique, mais « reconnaît aussi l’importance pour plusieurs de la dimension spirituelle de l’existence et, partant, l’importance de protéger la liberté de conscience et de religion des individus. » Cette liberté est un acquis important des sociétés occidentales, un enjeu aussi pour les grandes organisations religieuses car ce « qui importe, pour plusieurs, est moins le respect de l’orthodoxie religieuse que la résonance des croyances religieuses dans la quête de sens personnelle. » Dans ce contexte largement individualisé, le vivre-ensemble requiert la reconnaissance de valeurs fondamentales pour l’individu et le principe de non-discrimination nécessite des accommodements pour les minorités. Ces pratiques peuvent parfois être limitées quand elles entrent en contradiction avec l’intérêt de l’État (par exemple, la dispense d’un enseignement alors que l’école tend à favoriser les interactions entre individus aux profils divers).
Ces réflexions spécifiques à la société canadienne ont le mérite de présenter la complexité des politiques d’intégration dans un monde en évolution et les conséquences des flux migratoires pour les sociétés d’accueil. Maclure et Taylor préviennent que le débat sur la pluralité culturelle de la société ne peut pas se réduire à la présence de signes religieux dans notre environnement. Ce faisant ils rappellent que l’être humain est porteur de valeurs fondamentales et que l’État devrait garantir un espace dans lequel partager ses valeurs personnelles.

Le site de l'éditeur
Les rapports de la Commission Bouchard-Taylor
Notes de lecture de "Sutton" pour élargir le débat

Bertrand Cassegrain La laïcité vue du Québec, Le Temps – 14 avril 2011