Rachel et les siens

Arditi Metin, Rachel et les siens. Grasset, 2020.

C'est dans un conte qu'Arditi nous fait entrer. Un parcours dans le XXe s. dont la toile de fond est la Palestine. L'héroïne, Rachel, est née dans une famille séfarade de Jaffa qui, de longue date, partage le même destin que les Khalifa, leurs voisins chrétiens arabes. Anglais et Français convoitent les territoires de l'Empire ottoman en dislocation. Les Britanniques y voient une opportunité de résoudre le problème juif en Europe. L'établissement d'un foyer national juif en Palestine promis dans la Déclaration Balfour donne un espoir à des femmes et des hommes discriminés de retrouver une dignité. C'est cette nouvelle vie pour Rachel et ses voisins, que l'écrivain nous fait partager.

Le nouveau Royaume ! Une ville aussi juive que pouvait l'être une ville, juive comme l'était Jérusalem deux mille ans plus tôt, à l'époque du Temple... Une ville qui incarnait l'avenir, la liberté, l'honneur du peuple juif... Alors, au moment de la prière, il ne prononçait pas le rappel de Jérusalem mais disait, pour lui-même, ces mots impardonnables : « L'an prochain à Tel-Aviv. » Jusqu'au jour où, pris par l'enthousiasme d'avoir vu une rue entière de Tel-Aviv se construire en quelques semaines, il s'oublia, cria presque la phrase litigieuse à la table du seder et fut convoqué par le Conseil de sa synagogue…

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Les intrigues stratégiques ont modifié l'équilibre politique. L'afflux de Juifs ashkénazes, motivés à reconstruire le Temple et à se réapproprier une terre qu'ils considèrent comme leur, est rapidement source de conflits. Les divergences n'opposent pas uniquement Juifs et Arabes mais aussi Ashkénazes et Séfarades, sur fond de guerre entre Turcs et Anglais.

Quitte à nous demander à nous autres Moskubim, venus de partout, de Pologne, de Roumanie, de Russie, d'Ukraine, de Géorgie ou de Bessarabie, d'oublier la langue qui nous unissait. Et vous comprendrez pourquoi nous avons appelé notre kibboutz Do-Beïtenou. Do, c'est-à-dire «ici», en yiddish. Et Beïtenou, « notre maison », en hébreu. Ici, on commence notre vie en yiddish. En immigré. Et ici nous la poursuivons en habitants du nouveau Royaume.

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Rachel doit affronter de nombreuses épreuves. Pour y faire face elle trouve des ressources dans ses familles de sang et de cœur. Rachel présente aussi des dispositions à mettre en scène les faits dont elle est le témoin. Mais ce qui devrait être une aide s'avère se retourner contre elle. Rachel est trop clairvoyante sur les disparités qu'elle constate pour les taire. Elle écrit quelques saynètes pour son école puis ses pièces gagnent en maturité; elles sont tellement sujettes à controverse qu'elles ne sont pas montées.
Le refus de sa parole la conduit à l'exil et, plus dramatiquement, à la désaffection de sa fille Rebecca. Bien que cet éloignement de la Palestine, qui est devenue Israël, lui permette de devenir une dramaturge brillante, il ne l'aide pas à reconquérir sa fille, à la protéger d'un amour maternel. La quête incessante de la notoriété est le prix à payer pour cet échec.
En trouvant son prince charmant, Rebecca rompt cette malédiction. Sa mère peut renouer avec ses familles et privilégie cet investissement à l'expression de ses convictions sur la politique israélienne. Ce sacrifice à la loyauté aux siens permet à l'inattendu d'advenir.
Le conte, avec un penchant marqué pour le didactisme et le moralisme, est un choix ambigu de l'auteur. Il confère un caractère immuable à la situation moyen-orientale, une fatalité désespérante. En situant avec exactitude, dans le temps et dans l'espace, chaque action. Arditi renforce cette pesanteur de l'histoire.
Mais le conte est aussi un moyen de libérer la parole, en particulier un support d'expression des non-dits. L'écrivain manifeste ainsi son espoir que le Juif israélien ne craigne plus d'être étranger sur sa terre et que cette confiance lui permette de voir le malheur des hommes et des femmes qui sont nés sur ce territoire.
Alors l'inattendu deviendra possible.


Site de l'éditeur
Jean-Marie Félix pour RTS–culture
Lisbeth Koutchoumoff Arman pour Le Temps
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