La vie joue avec moi

Goli Otok – wikimedia commons

Grossman David, La vie joue avec moi. Seuil, 2020.

L'image occupe une place centrale dans ce nouveau roman de David Grossman. L'image, et non l'imaginaire, qui est capable de figer l'intensité des sentiments et de les ancrer dans la mémoire. C'est parce que les violences subies par Véra n'ont pas pu être posées qu'une fatalité semble planer sur la famille, en particulier sur les femmes Nina et Guili, sa fille et sa petite-fille.
Le film qu'elles préparent avec Raphaël, le beau-fils de Véra, ouvre une autre perspective. Les rushes produits lors de son tournage devront être élagués pour rendre l'histoire compréhensible. Ce sont pourtant les scènes rejetées celles qui entrainent un changement de focale et la révision du scénario qui sont les plus prometteuses.

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Le poignant Une femme fuyant l'annonce a fait connaître l'écrivain israélien dans le monde francophone. Ce roman écrit alors que Grossman vivait une tragédie personnelle nous plongeait au cœur du conflit israélo-palestinien et nous confrontait aux conséquences de cette guerre sur le psychisme de la population civile.
À sa manière, La vie joue avec moi traite de la même problématique. Les traumatismes de Véra, juive croate, déportée dans les geôles de Tito, avant d'immigrer en Israël se reportent sournoisement sur sa famille. Et si David Grossman utilisait ce détour par les Balkans pour “laver une fois pour toutes, de ce qui […] pourrit la vie familiale depuis trois foutues générations” ?
La première phrase du roman est brutale. “Raphaël avait quinze ans lorsque sa mère mourut et le délivra ainsi des souffrances qu'elle avait endurées.” Elle dit néanmoins la force de la transmission, le poids des silences et des aménagements de la réalité. Ce décès n'est pourtant pas que tristesse ; c'est cette perte qui permet à Véra et Nina d'entrer dans sa vie, puis à Guili d'apparaître.

Véra lui acheta alors un Leica d'occasion avec l'argent reçu de Yougoslavie – le président de ce pays, le maréchal Tito en personne, avait ordonné de lui accorder une pension à vie. Elle espérait que l'appareil photo détournerait Raphaël de sa souffrance et le dédommagerait, qui sait, de sa nostalgie, mais, pour sa part, il entreprit de photographier son odyssée sur les traces de Nina.

p. 38

La chronique familiale s'enrichit d'images qui disent, par les présences et les absences, sa complexité. La famille est précisément réunie pour le nonantième anniversaire de Véra, un sacré personnage qui capte toute la lumière, et pas seulement parce qu'elle est la jubilaire.
La narratrice, Guili, a beaucoup d'affinités pour l'aïeule qui, contrairement à sa mère Nina, ne l'a pas trahie. Elles s'émeuvent de l'annonce, par cette dernière, de la maladie d'Alzheimer qui l'atteint. Ce diagnostic et le grand âge de Véra donnent une urgence à fixer le passé. Et de rappeler le rôle de Milosz, le père décédé de Nina.

Je ne suis pas sûre d'avoir réussi à lui transmettre toute ma diatribe. Mon cœur battait à tout rompre, je suffoquais.
Peut-être n'ai-je prononcé qu'un ou deux mots de tout cela. Au demeurant, jamais je ne m'adresse à quelqu'un de cette façon, jamais. Même pas dans les moments les plus pénibles sur un plateau, lorsque le film déraille et se désagrège en même temps que le metteur en scène sous mes yeux. Et comment se fait-il que j'aie pu proférer des insanités pareilles à la place de tout ce que j'avais préparé chez moi ? Nous en avons fait des répétitions, Meïr et moi, je l'ai rendu dingue. Il ne s'est pas plaint. Il sait s'adapter. J'ai élaboré un véritable communiqué de presse avant de quitter la maison, cinq, six phrases claires et pondérées qu'il m'importait de proférer avant notre départ, avec Raphaël et Véra pour témoins : Je ne ressens rien à ton égard, ni en bien, ni en mal. Ça fait longtemps que tu as cessé de me faire souffrir.

p. 105

Raphaël a quelques expériences de réalisateur. Il enrôle Guili comme scripte, une fonction essentielle pour traquer les incohérences et les détails hors-champ du tournage. De ce film, témoignage à portée familiale, Grossman crée une œuvre qui, en se détournant de la «situation» israélienne, nous plonge dans les iniquités des guerres ethniques (croates contre serbes) ou idéologiques (staliniens contre titistes) et de leurs conséquences sociales.
Le romancier a été inspiré par la vie peu commune de la partisane Eva Panić Nahir. Peut-être pour marquer une distance avec ses choix, Grossman en fait un personnage plus solide qu'elle ne l'a été en réalité ; son incarcération a eu un impact plus important sur Eva que sur son double littéraire, Véra. Les souffrances endurées par Tiana (Nina) sont bien réelles, mais son rôle dans la survie de sa mère est atténué par Grossman. L'importance des enfants dans la reconstitution identitaire de parents meurtris et le prix de cet engagement, sont omis, comme trop souvent.

Tout ce sang versé, toute cette cruauté, et cette population.
[…] Une véritable macédoine, ces Balkans, et moi, ça fait juste trois heures que j'ai atterri, alors qu'en Israël, je dispose de mon propre conflit pittoresque, et celui-là aussi, je ne le comprends plus tout à fait.

p. 114

L'auteur valide cependant, à juste titre, le rôle de l'expression pour surmonter les épreuves. Le documentaire d'Avner Faingulernt et de Macabit Abramson consacré à Eva Panić Nahir a réellement favorisé la reconstitution de liens familiaux. En mettant au premier plan la réalisation du film, Grossman insiste sur l'intensité nécessaire à tout travail de mémoire. La focalisation sur Nina lui permet aussi de préciser l'importance du sentiment d'abandon dans la transmission des traumas.

Eva - A Film By Avner Faingulernt and Macabit Abramson – Israel 2002 – from Avner Faingulernt on Vimeo.


Site de l'éditeur
Vered Levy-Barzilai – Eva's choice pour Haaretz (en)
Mireille Descombes pour Le Temps