Chronique d'hiver

Auster Paul. Chronique d'hiver. Babel, Actes Sud, 2013.

Tout livre de mémoires comporte des trous, il est évident qu on ne peut raconter certaines histoires sans faire de la peine à d’autres ou à soi même, qu’une autobiographie est sous-tendue par des questions de perspective et de connaissance de soi, des refoulements et de franches illusions.

Élégie pour un Américain
Siri Hustvedt, p. 20

Dans sa chronique, Paul Auster fait un inventaire de sa vie. Ecrit alors que l'écrivain new-yorkais avait 64 ans, ce texte est une collection des souvenirs qui font un homme et…
Auster hiver

…une œuvre.
Son écriture en "tu" atténue l'impression de narcissisme qui s'en dégage. Et si ce dévoilement d'une intimité était vraiment signifiant ?
Auster tend à une forme d'exhaustivité. Quand il dénombre les cicatrices de son visage ou les blessures intérieures, il relève les stigmates du temps qui passe. En les mettant sur le même plan que ses obsessions onanistes d'adolescent, il nous interroge. S'agit-il d'être transparent devant son lecteur, dans une forme d'exhibitionnisme, ou, au contraire, de sa protéger en relativisant ses angoisses ? Les pensées liées à nos gestes quotidiens grandissent avec nous. " Tes pieds nus sur le sol froid au moment où tu sors du lit et vas jusqu'à la fenêtre" mènent à d'autres préoccupations à six ou à soixante-quatre ans.

Tes yeux se mouillent quand tu regardes certains films, tu as versé des larmes sur les pages de nombreux livres, tu as pleuré lors de moments de chagrin personnel immense, mais la mort te fige et te bloque, te dépouille de toutes tes émotions, de tous tes affects, de tout ce qui te relie à ton propre cœur. Depuis le début, tu fais le mort devant la mort, et c’est ce qui s’est également produit au décès de ta mère.

p. 144


L'énumération de tous les domiciles, litanie de certains détails typologiques, caractérise une ascension sociale. Elle révèle aussi l'installation de fragilités.
Cette géographie de l'intime donne un éclairage sur l'univers d'Auster dont les repères se dérobent souvent de ses romans .

Le bon vieux temps, c'est pas ton truc. Chaque fois que tu te surprends en train de te laisser aller à la nostalgie, en train de pleurer la perte de choses qui semblaient rendre la vie d'autrefois meilleure que celle de maintenant, tu te donnes à toi-même l’ordre de t'arrêter et de bien réfléchir, de regarder cet Autrefois avec la même rigueur que celle que tu appliques au Maintenant, et tu ne tardes pas à parvenir à la conclusion qu’il y a peu de différences entre les deux, que le Maintenant et l’Autrefois sont essentiellement pareils. Bien entendu, tu nourris de nombreux griefs à l'égard des fléaux et des stupidités de la vie américaine contemporaine, et il ne se passe pas de jour sans que tu ne lances des plaintes et des harangues contre la montée de la droite, les injustices de l’économie, le mépris de l’environnement, […], le fossé de plus en plus large entre riches et pauvres, sans parler du cinéma-poubelle que nous produisons, de la bouffe-poubelle que nous mangeons, de la pensée-poubelle qui nous tient lieu de pensée.

p. 197-198



André Clavel pour Le Temps
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