Une boussole pour la politique migratoire

Johan Rochel. Repenser l'immigration. Une boussole éthique. PPUR - Le Savoir suisse. 2016

Le sous-titre de l'essai de Rochel indique la direction de sa réflexion. Il vise à la cohérence entre les valeurs de l'État et sa politique migratoire. Le sujet est politiquement sensible et propice aux prises de position émotionnelles. Comme citoyens, nous participons à un projet de société et devons assumer des choix politiques complexes. L'intention de Rochel est de se référer aux valeurs de liberté et d'égalité de droit pour comprendre les enjeux de la politique migratoire. Il utilise les acquis de sa double formation en philosophie et en droit, une rigueur implacable, pour le faire.
Il reconnaît la légitimité des opinions libérales et nationales-conservatrices relatives à l'accueil des migrants en Suisse. Les arguments des uns et des autres ne sont cependant pas toujours recevables et de nombreux amalgames brouillent le discours.
Rochel attire l'attention sur les valeurs fondatrices de l'Europe occidentale contemporaine et, en particulier, de la Suisse. Il est attaché à la société pluraliste, dans son sens le plus noble, dans laquelle nous vivons. Il fait partie de ce peuple suisse “déterminé à vivre ensemble [sa] diversités dans le respect de l'autre et l'équité”. Cet attachement aux valeurs fondamentales a cependant un coût, en politique intérieure et en politique internationale.

Au nom de Dieu Tout-Puissant !
Le peuple et les cantons suisses,
conscients de leur responsabilité envers la Création,
résolus à renouveler leur alliance pour renforcer la liberté, la démocratie, l'indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d'ouverture au monde,
déterminés à vivre ensemble leurs diversités dans le respect de l'autre et l'équité,
conscients des acquis communs et de leur devoir d'assumer leurs responsabilités envers les générations futures,
sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres,
arrêtent la Constitution…

Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 – Préambule

L'État a un droit légitime à assurer la sécurité de ses habitants et et à prendre des mesures pour empêcher l'entrée sur son territoire des individus qui tenteraient d'y commettre des crimes (Constitution Art. 121al.2 Les étrangers qui menacent la sécurité du pays peuvent être expulsés de Suisse). Cette compétence de la Confédération n'est pas si simple à exercer; la procédure doit respecter les libertés et ne pas discriminer les individus. Johan Rochel doute cependant de la nécessité d'activer des mesures à large échelle; même lors des Guerres balkaniques la sécurité de l'État n'a pas été mise en danger par un afflux de ressortissants des territoires de la Yougoslavie.
L'atteinte à l'identité culturelle est un argument souvent avancé par les opposants aux flux migratoires. Il présuppose qu'une société, en l'absence d'immigration, resterait figée. C'est oublier le rôle que jouent les conditions économiques globales dans l'évolution de la culture. C'est oublier surtout la dimension pluraliste de notre société. Les valeurs que nous partageons sont largement inspirées des démocraties modernes qui garantissent aux citoyens de larges pans d'autonomie pour la réalisation de soi, avec comme corollaire la responsabilité individuelle. L'ambition de nos sociétés est que les individus s'accordent mutuellement respect et libertés.

Sur la question de l'homogénéité, il suffit que chacun de nous s'interroge sur la culture qu'il partage avec ses concitoyens. Plus les habitants sont libres de mener leur vie, plus les dimensions «communes» de leur culture s'amenuisent. Cette diversité de références culturelles n'exclut pas de développer des mythes ou des narrations communes pour porter un projet de société.

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La référence à l'Europe chrétienne est souvent ambiguë. Il s'agit bien de ce contexte culturel et historique qui a permis l'éclosion des démocraties occidentales. Cependant les citoyens suisses et européens ne veulent ni une Europe chrétienne, ni une Europe musulmane. Ils sont attachés au principe d'égalité comme défini dans la Constitution vaudoise (Art. 10 al.2) “Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son état civil, de son mode de vie, de son patrimoine génétique, de son aspect physique, de son handicap, de ses convictions ou de ses opinions.”
Les citoyens helvétiques et ceux de n'importe quel État, devraient être habilités à se prononcer sur la politique migratoire. Aux personnes cohabitant sur un territoire à peser les effets bénéfiques et les inconvénients pour leur pays mais aussi, d'un point de vue plus global, pour les pays d'origine et de transit de leurs choix.
Rochel relève cependant un point de tension : il est de leur devoir de rester cohérents. À cet égard, les prises de position de Viktor Orbán, premier ministre hongrois, pour justifier la fermeture des frontières sont révélatrices : «N'est-ce pas déjà en soi préoccupant que la culture chrétienne de l'Europe ne soit quasiment plus en capacité de maintenir l'Europe dans le système de valeurs chrétiennes ? Si l'on perd cela de vue, la pensée européenne peut se retrouver en minorité sur son propre continent» (extrait d'une tribune dans la FAZ du 03.09.2015 - citée par La Presse.ca) En formulant sa réplique Donald Tusk, président du Conseil européen, «pour moi être chrétien en public, dans la vie sociale, signifie avoir un devoir envers ses frères dans le besoin» illustre le conflit de valeurs et la nécessité de cohérence.

Si nous tenons tant à la valeur de liberté, alors il nous faut l'aimer en matière migratoire également. Le migrant qui cherche à améliorer son avenir pour lui et sa famille n'est-il pas une figure par excellence de cette quête de liberté ?

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Pour l'auteur, la politique migratoire et l'aide au développement sont liées. Des investissements plus importants pour le développement sont en mesure de légitimer une politique plus restrictive aux frontières. L'aide publique au développement de la Confédération inclut d'ailleurs les coûts liés à la prise en charge des requérants d’asile provenant de pays en développement pendant leurs premières années de séjour en Suisse. En 2016, la part du revenu national consacrée à la coopération internationale et à l’aide humanitaire, en baisse par rapport à l'année précédente, a atteint 0.39%. En tenant compte des coûts de l'asile, ce montant est cependant en hausse et s'élève à 0.54% du RNB (Communiqué du 03.04.2017). Les tenants d'une politique restrictive d'immigration sont généralement ceux qui prônent des économies pour les dépenses de coopération.
Vanoli Poignée de polenta

Vincent Vanoli. Pour une poignée de polenta. Éd. ego comme x


Les défis politiques sont immenses. Dans le cas d'une répartition concertée entre États des flux migratoires, quelle contribution attendre de chacun ? La responsabilité des pays colonisateurs serait-elle davantage engagée ? René Lévy, dans sa Structure sociale de la Suisse (2012), fait l'hypothèse que la contribution suisse au développement reste largement en-deçà des 0.7% recommandés parce qu'elle est restée hors des conquêtes coloniales et que les parlementaires ne se reconnaissent pas dès lors une responsabilité de soutenir ces pays. Et que penser de la tendance à se décharger de ses responsabilités en déléguant à des pays moins scrupuleux, comme la Turquie, l'accueil des requérants d'asile, contre une aide financière ?
Dans son essai, l'auteur remarque que les discussions parlementaires autour du nombre de migrants qu'un pays peut accueillir donnent l'illusion d'une totale maîtrise de la situation.

De manière générale, la capacité des Etats à changer les réalités migratoires est toutefois surestimée. Les moteurs profonds de l'immigration sont largement hors de portée des Etats de destination: volonté des immigrants d'améliorer leur quotidien, fuite forcée, attractivité économique des pays de destination, etc. La volonté d'empêcher à tout prix la mobilité conduit avant tout vers la précarisation des migrants et le renforcement des mouvements de l'ombre.

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Rochel identifie trois causes principales de migration : la fuite des persécutions, le regroupement familial et les raisons économiques. Elles sont interdépendantes et un tri s'avère délicat. De manière récurrente, l'auteur se réfère au voile d'ignorance de Rawls pour rechercher une position éthique parmi les options offertes aux décideurs de la politique migratoire.

Imaginons à nouveau l'assemblée générale, chargée cette fois-ci de définir le type et l'étendue du droit au regroupement familial. Chacun d'entre nous siège dans cette assemblée, mais sans savoir s'il est citoyen ou résident, national ou étranger, seul ou accompagné de sa famille. Vous pourriez ainsi être le père de famille d'une fratrie tranquille, réunie dans un petit village où chacun peut se voir plusieurs fois par jour. Mais vous pourriez tout aussi bien être une cuisinière chinoise travaillant depuis une année dans le pays et souhaitant faire venir son mari et sa fille. Dans cette situation, quel type de règles choisirions-nous ? Deux éléments ressortent des débats philosophiques : d'une part, la garantie d'un droit au regroupement familial solide pour la famille remplissant les fonctions les plus essentielles (par ex. parents-enfants, mais également le couple) et, d'autre part, la prise en compte des liens familiaux plus larges au moment d'évaluer une demande d'immigration. Ces deux éléments forment les deux piliers d'un regroupement familial cohérent.

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Les critères éthiques supposent que les droits accordés aux migrants soient les mêmes que ceux qui ont cours dans le droit du travail, par exemple. Tout ce qui nous semblerait inadéquat dans le vivre-ensemble devrait l'être aussi dans notre relation avec les personnes qui ont un projet de vie en Suisse.
L'idéal démocratique dont notre pays et, plus généralement, les pays occidentaux sont porteurs implique des obligations qui s'imposent à tous les résidents. Il est avantageux pour les nationaux et les immigrants que ce socle de valeurs soient partagées et que les arrivants soient associés à leur évolution.
De manière plus générale, les principes éthiques qui sous-tendent cet essai peuvent servir de boussole pour comprendre notre société dont les attentes sont ambitieuses. L’Etat a pour buts : le bien commun et la cohésion cantonale; l’intégration harmonieuse de chacun au corps social […] Constitution vaudoise (Art. 6 al.1). Comment dès lors traduire en actes ces objectifs et respecter notre cohérence ? Rochel s'intéresse à l'immigration, nous pourrions le faire pour d'autres segments de la société pour lesquels insécurité et précarité, que ce soit pour des raisons économiques, physiologiques, psychologiques,…, font partie de la réalité quotidienne.

Présentation de Johan Rochel sur le site Ethique en action
Site des Presses polytechniques et universitaires romandes