Beloved

Beloved, Toni Morrison. 10/18, 2008

Un fouet de peur vous cinglait l’intérieur dès que l’on voyait un visage de Noir dans un journal, que cette tête-là n’y figurait pas parce que la personne en question avait mis au monde un bel enfant, ou couru plus vite qu’une bande de poursuivants. Ou parce que cette personne avait été tuée, ou mutilée, ou attrapée, ou brûlée, ou emprisonnée, ou fouettée, ou expulsée, ou piétinée, ou violée, ou escroquée, car ça n’était guère assez intéressant pour être qualifié de nouvelle digne de paraître dans le journal. Il fallait que ce soit quelque chose d’extraordinaire — quelque chose que les Blancs trouveraient intéressant, réellement différent, méritant que l’on se suçote les dents quelques minutes, voire même que l’on ait un petit sursaut de surprise. Et il devait être difficile de trouver des histoires de Noirs capables de couper le souffle d’un citoyen blanc de Cincinnati.

p. 218-219

Que le portrait de Sethe paraisse dans un journal dit le tragique du fait divers qui a inspiré Toni Morrison. L'autrice étasunienne construit un roman intense, publié en 1987, dans lequel le question féminine, le lien maternel transcendent la problématique raciale.
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La violence affecte l'identité; une conséquence plus pernicieuse que les séquelles physiques. Les stigmates qui marquent les corps attestent les épreuves subies. Les troubles psychiques, eux, décrédibilisent celui qui en est affecté et l'isolent. C'est insidieux car la liberté s'apprivoise collectivement. Ce roman de Morrison, considéré comme l'un de ses textes les plus emblématiques, montre son refus de toute simplification. En scrutant l'atmosphère du 124, Bluestone Road, l'écrivaine souligne la continuité historique de l'esclavagisme et ses conséquences à long terme. L'affranchissement ne suffit pas à libérer.
Les différents caractères de Blancs sont révélateurs d'une réalité nuancée. Le personnage de Maître d'École suscite la répulsion. Les intentions de Garner et Bodwin, favorables à l'émancipation, sont certes respectueuses de l'humain, mais leur mise en œuvre, dans un environnement hostile, reste insatisfaisante, voire même ambiguë. Il n'est probablement pas anodin que Garner soit le patronyme de l'infanticide qui a inspiré le personnage de Sethe.
Le 124 est un pôle. Baby Suggs dont le fils a acheté la manumission au prix de sa propre liberté y a été rejointe par sa belle-fille Sethe et ses enfants.
L'arrivée mystérieuse de Beloved ravive la mémoire des événements antérieurs. Au sortir de la Guerre, nombreux sont les Noirs à la recherche d'une meilleure destinée. Beloved fait-elle partie de ces migrants ? Est-elle émancipée ou fugitive ou n'est-elle qu'une apparition qui viendrait confirmer la réputation maléfique du 124 ?
Paul D, à la recherche de la vieille femme qu'il a connue chez les Garner, rejoint aussi cette étrange maisonnée où s'expriment les spécificités de la condition féminine noire et les conséquences de l'exploitation des corps à des fins reproductrices. Il est un survivant, dans une époque troublée pendant laquelle les Noirs ont combattu dans les deux camps, abolitionniste et sécessionniste. Paul D subit clairement ce 124 qui semble doté d'une vie propre, dans lequel s'exprime la complexité des liens maternels et familiaux . Sa présence, puis son retrait, permettent de mettre de l'ordre dans cette explosion de sentiments.

Pendant, avant et après la Guerre, il avait vu des Nègres tellement sonnés, affamés, fatigués ou dépossédés que c’était miracle qu’ils se rappellent ou disent quoi que ce soit. Qui, comme lui, s'étaient cachés dans des grottes et avaient disputé leur nourriture aux hiboux ; qui, comme lui, volaient la pâtée des cochons ; qui, comme lui, dormaient dans les arbres le jour et marchaient la nuit ; qui, comme lui, s'étaient enfouis dans la fange et avaient sauté dans des puits pour échapper aux justiciers, aux pillards, aux patrouilles, aux anciens combattants, aux hommes des collines, aux détachements de police et aux fêtards. Un jour, il avait rencontré un Noir d’environ quatorze ans qui vivait tout seul dans les bois et disait ne pas se souvenir d’avoir jamais vécu ailleurs.

p. 97-98

Les touches douces qu'introduit Morrison rappellent que l'homme n'est pas que violence. C'est notamment le Cherokee qui indique à Paul D de se fier aux floraisons pour retrouver sa piste. Par ce détour, elle donne une place aux aborigènes et oppose leur connaissance de la nature à son exploitation, par exemple dans les sordides abattoirs de Cincinnati.
Le roman de Toni Morrison, prix Nobel de littérature 1993, est une œuvre majeure, abondamment commentée et décortiquée. Âpre et riche, transmettant une expérience, ce manifeste ne porte pas de jugement. L'écrivaine laisse les divers protagonistes chercher des voies qui leur sont propres pour rester des êtres dignes.

– Par là, dit-il, en pointant du doigt. Suis les fleurs des arbres. Seulement les fleurs des arbres. Suis-les. Tu seras où tu veux être quand il n’y en aura plus.
Il courut donc de cornouiller en pêcher en fleur. Quand ils s’éclaircirent, il piqua sur les fleurs de cerisier, puis celles des magnolias, des cerisiers gommeux, des pacaniers, des noyers et des figuiers de Barbarie. Enfin il atteignit un champ de pommiers dont les fleurs se transformaient tout juste en minuscules nœuds de fruits. Le printemps montait vers le Nord en flânant, mais il lui fallait courir comme un dératé pour le garder comme compagnon de route. De février à juillet, il resta à l’affût des fleurs. Quand il les perdit et se retrouva sans le moindre pétale pour le guider, il s’arrêta, grimpa à un arbre qui poussait sur un monticule et scruta l’horizon, en quêted’un éclat de rose ou de blanc dans le monde de feuilles qui l’entourait. Il ne les touchait pas ni ne s’arrêtait pour les respirer. Il suivait simplement le sillage des floraisons, silhouette sombre et déguenillée, guidée par les pruniers en fleur.
Il se trouva que le champ de pommiers était au Delaware.

p. 161-162


Interview de Toni Morisson pour le Samedi littéraire (1989)
Claudine Raynaud pour les Chemins de la philosophie (mai 2021)