Chroniques d'un enfant du pays

James Baldwin, Chroniques d'un enfant du pays, Gallimard 2019

Native Son Baldwin
Cette réédition des Notes of a Native Son (1955), traduites par Marie Darrieussecq, donne un regard sur l'Américain noir et sa recherche d'une identité. Toni Morrisson relève que l'immigrant européen se découvre blanc en arrivant aux Etats-Unis et abandonne certains des particularismes qui primaient en Europe. En choisissant de revisiter le titre français de l'ouvrage (Chroniques d'un pays natal), la traductrice souligne le besoin de Baldwin de trouver des racines qui subliment sa race.

In the white community, the path to a more perfect union means acknowledging that what ails the African-American community does not just exist in the minds of black people; that the legacy of discrimination - and current incidents of discrimination, while less overt than in the past - are real and must be addressed. Not just with words, but with deeds - by investing in our schools and our communities; by enforcing our civil rights laws and ensuring fairness in our criminal justice system; by providing this generation with ladders of opportunity that were unavailable for previous generations. It requires all Americans to realize that your dreams do not have to come at the expense of my dreams; that investing in the health, welfare, and education of black and brown and white children will ultimately help all of America prosper.

Pour la communauté blanche, la voie vers une union plus parfaite signifie de reconnaître que les maux qui tourmentent la communauté afro-américaine n’existent pas uniquement dans l’esprit des Noirs ; que l’héritage de la discrimination – et les cas actuels de discrimination, bien que moins flagrants que par le passé – sont réels et méritent une réaction. Non seulement verbale, mais concrète : investir dans nos écoles et nos communautés ; appliquer nos lois sur les droits civiques et garantir l’équité de notre système pénal ; proposer à la nouvelle génération l’ascenseur social qui a été indisponible pour les générations précédentes. Cette voie implique que tous les Américains comprennent que les rêves des uns ne se réalisent pas nécessairement au détriment de ceux des autres ; qu’en investissant dans la santé, le « welfare » et l’éducation des enfants de toutes les couleurs, nous allons, en bout de course, aider l’Amérique toute entière à prospérer.

"We the people, in order to form a more perfect union."
Barack Obama, Philadelphia, 18 mars 2008


Dans ce recueil de textes de jeunesse mêlant expériences personnelles et réflexions, Baldwin (1924-1987) analyse le clivage racial au sortir de la Deuxième guerre mondiale. Lorsqu'en 1984, il préface une nouvelle édition, il regrette que les Noirs ne peuvent toujours pas revendiquer un héritage américain. Cette distorsion, basée sur la couleur de peau, prive les Afro-américains d'un ancrage dans la société étasunienne aujourd'hui encore, malgré la présidence d'Obama.

J'ai dit que les Civilisés n'ont jamais été capables d'honorer, de reconnaître ou de décrire le Sauvage. Une fois qu'ils avaient décidé qu'il était sauvage, il n'y avait rien à honorer, reconnaître ou décrire. Mais les sauvages décrivent les Européens – qui n'étaient pas encore, quand ils ont débarqué dans le Nouveau (!) Monde, des Blancs – comme les gens du paradis.

p. 17

Enfant de Harlem, aîné d'une patrie de neuf, il parle de ses premières années comme du “sinistre conte habituel”. Il se décrit comme le frère qui “à mesure qu'ils naissaient, [les prenait] par une main et [tenait] un livre de l’autre” ? C'est peut-être cette relation à l'écrit qui lui donne l'envie d'en produire lui-même. Il se fait remarquer très tôt pour ses modestes œuvres. Son père, pasteur, de plus en plus étrange avec l'âge, ne voyait pas ces intentions de manière favorable. Baldwin choisit une voie qui mette de la distance entre eux.
Pendant les années de guerre, les tensions raciales se renforcent : l'économie de guerre et la conscription “mettent en présence des gens qui n'y sont pas préparés. Les soldats noirs, indépendamment de leur lieu d’habitation, sont fermés, dans les États du Sud. Street Harlem 1943 loc

Rue de Harlem en 1943 Library of Congress

L'été 1943 est très particulier pour Baldwin comme il le détaille dans le chapitre qui a donné son titre au recueil et qui en est probablement le plus poignant. Le 29 juillet, son père décède quelques heures avant que sa mère donne naissance à sa dernière sœur. Le 2 août, jour des funérailles, coïncide avec celui de son dix-neuvième anniversaire. Décidé à le fêter malgré tout, il se retrouve mêlé aux émeutes raciales qui ravagent Harlem. Le 3, la famille conduit le corps au cimetière à travers “une jungle de verre brisé”. À cette occasion, "nous traversions les décombres de l'injustice, de l'anarchie, du mécontentement et de la haine.” (p. 117)
Baldwin a pu se sentir investi du rôle d'expert du fait noir. Dans les premiers textes du recueil, il analyse des œuvres qui traitent de cette problématique, notamment La case de l'onde Tom et Un enfant du pays. Et ces textes lui font apparaître la triste réalité que l'Afro-américain ne possède pas une identité. Il est réduit, trop souvent, à sa dimension sociale : “le Noir est un problème social, il n'est ni un problème personnel ni un problème humain, penser à lui c'est penser statistiques, taudis, viols, injustices, violence lointaine ; c'est être confronté à un catalogue sans fin de pertes, de gains, d'échauffourées […]” (p. 48)
Dans "Le ghetto d'Harlem" (initialement publié en 1948), l'essayiste traite de la presse noire et remarque que les titres les plus populaires utilisent les mêmes registres que ceux destinés à l'Américain blanc. De même, les leaders politiques essaient de décrocher un siège de la même manière quelle que soit sa couleur. Il n'y a peut-être
que les Eglises, dont la puissante église baptiste abyssinienne de la 138th St W, qui se distingue du modèle américain majoritaire. Elles captent l'émotion en annonçant que le mal sera puni et le bien sera récompensé à l'heure du jugement.

Le texte préféré de mon père, un pasteur des plus sérieux, n'était pas «Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font», mais «Comment chanterais-je le chant du Seigneur en terre étrangère ?».
Cette même identification que les Noirs, depuis l'esclavage, ont acceptée avec le lait de leur mère, sert, dans l'actualité contemporaine, à nourrir une amertume complexe et particulière.

p. 97


Lorsqu'il quitte les États-Unis pour Paris, Baldwin est contraint se décentrer. Il s'y retrouve avec des étudiants américains qui ont en commun leur expérience de soldats et qui, aux yeux des Français, ont une aura de puissance. De fait, avec une certaine condescendance, il observe que les Parisiens vivent dans des conditions bien rudimentaires. L'Européen n'est pas uniquement un dominant. Cette réalité l'oblige à considérer sa singularité, son identité. Alors que ses compatriotes blancs peuvent revendiquer une ascendance européenne, Baldwin découvre que la sienne est américaine et que cette origine est pourtant niée par ses compatriotes : He's a Native son.
Lorsqu'il se retrouve à Loèche-les-Bains un étranger au village (RTS ), Baldwin découvre les œuvres missionnaires telles qu'elles sont encore présentés en ce temps-là. Une “crousille” décorée d'une figurine noire permet aux paroissiens '“«d'«acheter» des indigènes africains dans le but de les convertir au christianisme.” (p. 207)

Ce village en effet, même s'il était plus reculé encore et incroyablement plus primitif, est pourtant l'Occident, cet Occident sur lequel j'ai été si étrangement greffé. Ces gens, du point de vue du pouvoir, ne peuvent être des étrangers nulle part dans le monde; ils ont fait le monde moderne, en effet, même s'ils l'ignorent. Le plus illettré d'entre eux est relié, comme moi je ne le suis pas, à Dante, Shakespeare, Michel-Ange, Eschyle, Léonard de Vinci, Rembrandt et Racine; la cathédrale de Chartres leur dit quelque chose qu'elle ne peut pas me dire, et que leur dirait aussi l'Empire State Building, si quelqu'un ici le voyait un jour. On entend Beethoven et Bach derrière leurs hymnes et leurs danses. Si on remonte de quelques siècles les voilà en pleine gloire – mais moi je suis en Afrique, à regarder venir les conquérants.

p. 209-210

Les enfants lui crient Neger par étonnement de l'étrangeté, veut-il croire. Ce mot te renvoie au Nigger de mépris en Amérique où il n'est pas étranger : “ces mêmes syllabes qui coulent dans l'air américain expriment la guerre que ma présence a occasionnée dans l'âme américaine” (p. 213)
Cette construction de l'identité le différencie de l'Africain des colonies qu'il a rencontré. Pour Baldwin, le Noir africain, certes souvent exploité et soumis. partage une histoire commune avec le Français, la responsabilité qu'il prête aux (étudiants) Noirs rencontrés de lutter pour l'indépendance et la liberté leur donne une aura.
Comment analyserait-il le statut des migrants dans le monde actuel ? La nécessité d'intégration par l'assimilation n'est-elle pas une obligation de perdre son identité ? L'augmentation des flux de population contribue certainement à modifier profondément la problématique de l'Altérité aux Etats-Unis et ailleurs.

Grand format RTS James Baldwin, le pendulaire transatlantique
Un étranger dans le village Lecture de James Baldwin dans un film de Pierre Koralnik – TSR 1962
Site de Gallimard