Désarmer les citoyens

Les citoyennes et les citoyens suisses ont le privilège de pouvoir s'exprimer sur de nombreux sujets politiques. Le 19 mai 2019, ils voteront sur la mise en œuvre d'une modification de la directive de l'UE sur les armes. Ce sujet est très émotionnel, vu le rapport étroit du citoyen-soldat avec son arme de service, même si de plus en plus de Suisses préfèrent ne pas garder leur fusil à domicile.

GareEst Paris

Paris, Gare de l'Est

À Paris, aujourd'hui, j'ai vu la gare de l'Est. C'est de là que les Français sont partis trois fois de suite contre le même ennemi. Aujourd'hui, on y célèbre la paix. Annonces ferroviaires en allemand et bretzels en vente à côté des baguettes. Mais ensuite... ensuite on s’aperçoit que ce n'est qu'une chorégraphie, que le souvenir de la catastrophe n'existe plus et que personne ne regarde le grand tableau de la commémoration dans le hall. Gare de l'Est, on comprend que si on ne se bat plus avec des armes, c’est simplement parce qu'à la guerre entre nations s'est substituée une guerre entre individus, un marasme de touristes désemparés, de femmes carriéristes, d'employés angoissés, de fonctionnaires irascibles, de jeunes digitalisés, d'immigrés bagarreurs, de voleurs et de policiers armés jusqu'aux dents.

Paolo Rumiz
Comme des chevaux qui dorment debout – p.361-362

"Pour le comité [référendaire], la reprise de la directive de l’UE sur les armes viole la Constitution suisse, abolit le droit de posséder une arme et enterre la pratique traditionnelle du tir sportif" (Brochure officielle p. 7). Habilement, il utilise des voix féminines pour défendre ses thèses et maximaliser les chances de faire aboutir le référendum. Dans une récente interview pour Le Temps, la vice-présidente de Pro-Tell, le lobby des armes helvétiques, défend la position des opposants à cette nouvelle loi. Mme Olivia de Weck ne craint pas les excès et déclare «nous ne connaissons pas le but final de l’UE. Désarmer les citoyens, peut-être? C’est ce que cherchent à faire tous les régimes totalitaires. Cette directive n’est qu’une première étape, il pourrait y en avoir d’autres. Défendre nos armes, c’est défendre notre liberté.»
Assimiler l'Union Européenne, aussi imparfaite soit-elle, à un régime totalitaire dénote d'une irresponsabilité crasse. Quand les Spiegelman, Tardi et autres Rumiz perpétuent la mémoire de leurs pères et grands-pères, ils luttent contre l'ignorance et tentent d'éviter que les tragédies que leurs prédécesseurs ont vécues ne reviennent à nouveau.
Citant le philologue Klemperer dans une opinion sur ce sujet, Yves Petignat rappelle que «Les mots peuvent être comme de minuscules gouttes d’arsenic: on les avale sans y prendre garde… Un jour la langue parle à ta place.»

La mémoire est un travail de paysan et non pas d’écrivain. On la cultive comme on cultive la terre. Il faut la retourner, l'engraisser. C'est une campagne qui donne de beaux fruits qu'il faut ronger avec les dents, un substrat dans lequel ce n'est pas un hasard si le geste de planter ressemble à celui d'ensevelir, et, bien évidemment, à celui de creuser une tranchée. Quand une amie, pour m'annoncer la mort de son père, paysan, m'a écrit qu'il était parti « piocher au ciel », je me suis rebiffé: mais comment ça, au ciel, au ciel, ai-je répondu, il était dans la terre, voilà tout, enfoui dans les bras de sa mère, heureux au milieu des mottes noires qu'il avait aimées et soignées toute sa vie. Les morts sont vivants, ils sont parmi nous. Seulement, nous ne sommes pas capables de les entendre, parce que les vrais morts, c'est nous, ombres ployées sur nos malheurs, nos téléphones portables, nos carrières.

Paolo Rumiz
Comme des chevaux qui dorment debout – p. 151-152