Traces

Tesquet Olivier. À la trace : Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance. Premier Parallèle, 2020

À mesure que notre liberté d'aller et venir semble grandir – on peut sauter dans le premier avion ou bondir dans le premier train, pour peu qu’on fasse encore partie des « gens honnêtes » – les technologies identitaires et disciplinantes se multiplient et se renforcent. Ce faisant, nous migrons collectivement de la photographie judiciaire vers la reconnaissance faciale, qui n’est rien d’autre que la mise en signal informatique des fiches anthropométriques de Bertillon. Quel est donc ce monde où un dispositif réservé à la traque des criminels récidivistes peut être étendu à l’ensemble de la population dans l'indifférence générale ?

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La technologie peut-elle offrir une application permettant de garder le contrôle de la pandémie de covid-19 ? Pister le virus offre une alternative séduisante au confinement dont les populations se lassent.
L'essai d'Olivier Tesquet, publié en ce début d'année 2020, ne répond pas à cette interrogation mais questionne la récolte de nos traces numériques.

Il est ainsi capital de questionner sans relâche la pertinence des choix derrière les technologies en devenir. Oui, une application pour empêcher de nouvelles contaminations peut être utile. Mais à condition qu’un débat démocratique intense et éclairé ait lieu.

Anouch Seydtaghia
Le Temps 27 avril 2020


Journaliste d’investigation à Télérama, l'auteur propose une enquête fouillée sur l’usage de nos données. Cette analyse révèle que ma conscience des enjeux économiques et sociaux de celui-ci est très partielle… au vu des Traces que je dépose sur la toile.

Minés par un sentiment d’inquiétude authentique qui nous pousse à guetter Big Brother à chaque coin de rue, nous n'avons pourtant jamais été aussi apathiques face à ces glissements. C’est que nos représentations de la surveillance, nourries par les images d'Epinal de la culture populaire – programmes gouvernementaux siglés ou filatures aux couleurs sépia – sont en grande partie dépassées. Gazeuse, la surveillance contemporaine est partout, et nous ne la voyons plus nulle part. Elle est ubiquitaire plus que totalitaire, passive plus qu’active.

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Dans ce contexte, l’apparition du nouveau coronavirus apparaît comme une aubaine pour abaisser les réticences face à la collecte de renseignements. Comme le relevaient Juli Zeh et Ilija Trojanow dans leur Atteinte à la liberté en 2010, les attentats du 11 septembre ont ouvert une brèche de manière durable dans la protection des données. Olivier Tesquet, en journaliste, s’intéresse aux faits et relève le caractère insidieux de l’utilisation des données. Chacune et chacun observe, et consent, à ce que ses recherches sur Google oriente le contenu des bandeaux publicitaires de ses divagations sur la toile. L’hégémonie des «gafam» et le capital accumulé par ses entreprises sont connus et interrogent.
Tesquet trace
Cependant la face cachée du commerce de données et ses connexions avec diverses agences de renseignement reste trop méconnu. Il n’est d’ailleurs pas insignifiant qu’une société comme Palantir, spécialisée dans l’analyse de (méta-)données offre ses services pour l’élaboration d’un système de traçage du covid-19.
Sensible à cette problématique depuis 10 ans, l’auteur avoue quelques gestes personnels pour limiter les atteintes à sa vie privée. Il reste particulièrement conscient de la portée extrêmement limitée de ses précautions. En automne 2016, en pleine campagne électorale américaine, Alexander Nix, le patron de Cambridge Analytica, assurait sur Sky News détenir entre 4000 et 5000 données différentes sur chaque individu.

À la différence des têtes de pont du capitalisme numérique, nous connaissons peu [les courtiers en données]. Mais eux savent tout de nous, y compris nos comportements hors ligne, loin des ordinateurs. En ce sens, ils sont éminemment complémentaires des grandes plateformes familières auxquelles ils viennent s’adosser. Ils savent où nous vivons, notre statut marital, si nous possédons telle carte de fidélité, ils connaissent la marque de notre voiture ou notre patrimoine financier et sont capables de déterminer à quelle fréquence nous allons faire nos courses au supermarché.

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L’auteur rappelle combien la validation d’une carte d’identité nationale a été sensible en France. La discussion autour de ce banal instrument d’identification de la population a été rendue très polémique en raison des réminiscences de l’Occupation. Cette mention permet de mesurer l’évolution de notre société passée d’un contrôle social important à une illusion de liberté qui occulte un suivi invisibilisé mais très intrusif.
Cette collecte de métadonnées, d’apparence inoffensive (le fameux “je n’ai rien à cacher”), permet d’inférer des informations nous concernant et de pronostiquer nos actions. C’est ce type d’analyses qui permet, par exemple, d’actionner les drones armés…
L’ironie de cette dérive tient aux origines de l’ordinateur individuel, né du désir de liberté de techno-optimistes désireux de s’affranchir de la vie rangée et des biens de consommation emblématiques de la côte Est des États-Unis. Cette aspiration a évolué, pour certains, vers l'exploitation des utilisateurs de ces technologies au nom de leur combats libertariens.

Que cette société de la trace se dévoile maintenant n’est pas un hasard: nous sommes aujourd’hui dans un grand moment de l'identité, des riches débats sur le genre aux affrontements sur l’immigration. À l'échelle de la surveillance comme à d’autres niveaux du débat public, la tension est à son paroxysme entre celles et ceux qui veulent imposer une assignation informatique et celles et ceux qui cherchent coûte que coûte à y échapper en protégeant leur subjectivité de cette intrusion protéiforme.

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L’essai de Tesquet a quelque chose de désespérant car il nous montre enfermé dans nos illusions; il pointe l’iananité de nos moyens d’action hormis la radicalité du retrait des réseaux. Il encourage à se positionner comme acteur, à ne pas accepter d'être réduit à un profil.

Boîtes noires, le blog d'Olivier Tesquet
Interview de l’auteur par Mehdi Atmani, Le Temps
“Sur internet, la surveillance devient imperceptible” RTS Geopolitis du 8 mars 2020
Les drones armés, entretien avec Yves Citton dans RTS Tribu du 6 mars 2020
Long format du Temps : Traquer son ombre numérique, la situation en Suisse romande [06.10.2020]